Enregistré les 22, 23 et 24 juillet 2002 à Antibes, où Joseph Raffael vit depuis 1986. Joseph Raffael a bien voulu transcrire et réviser l’enregistrement ;
j’ai ensuite revu cette transcription dans le contexte d’une exposition historique et collective sur l’hyperréalisme.
Quelques dates sont fausses, à un ou deux ans près ;
j’ai placé entre crochets la « bonne » date, telle qu’elle apparaît dans la « Chronologie autobiographique » (elle-même pas toujours totalement fiable) qui figure dans l’ouvrage Reflections of Nature : Paintings by Joseph Raffael, de Donald Kuspit et Amei Wallach (Abbeville Press, New York et Londres, 1998) – JCL.



Jean-Claude Lebensztejn : Beaucoup d’artistes de votre génération sont allés à Yale. Des artistes abstraits comme Marden et Serra, d’autres non abstraits comme Close, Neil Welliver, Janet Fish, vous-même et d’autres. C’est intéressant que vous ayez tous été là.

Joseph Raffael : En ce qui me concerne, c’est essentiellement à cause d’Albers. Je parle des années 1950. À l’époque, le réalisme issu des années 1930 m’ennuyait profondément ; c’était très académique et limité.

Toujours à cette époque, les influences stylistiques que subissaient les étudiants en beaux-arts dépendaient souvent de l’école qu’ils fréquentaient. J’ai été à la Cooper Union à New York [de 1951 à 1954]. Là-bas, on était essentiellement abstrait ; c’était l’époque de de Kooning, Tomlin, Pollock, Gorky, Guston et d’autres, qui tous travaillaient à New York et exposaient régulièrement dans les galeries. Vous pouvez imaginer quelle époque passionnante c’était : pouvoir faire les galeries le samedi et découvrir les dernières œuvres de ces artistes qui étaient en train de changer l’histoire de l’art.

Le vendredi après les cours, on allait au Cedar Bar, dans University Place. C’était le repaire des peintres du coin. On y trouvait souvent quelques-uns des artistes que je viens de citer qui discutaient, fumaient ou se saoulaient. Quelle excitation d’être là ! C’était une ambiance incroyable. Tout cela fait partie de mon éducation.

À la Cooper Union, on était surtout expressionniste abstrait. C’était merveilleux d’être encouragé à pratiquer ce genre de peinture, car il fallait entrer dans l’espace mental et physique de l’expressionnisme abstrait. Quelle libération ! Le sujet de la peinture était la peinture. Jusque-là, les écoles étaient souvent très conservatrices ; on y peignait à partir de moulages, de statues, de sujets imposés ou de modèles.

Après mon diplôme, j’ai obtenu une bourse d’été pour la Yale Norfolk Art School, dans le Connecticut. Un des peintres invités cet été là était Robert Motherwell. J’y ai étudié le dessin avec Bernard Chaet, qui enseignait à la Yale Art School à New Haven. Il a très gentiment fait en sorte que j’obtienne une bourse à Yale à partir du mois suivant.

La première année, j’ai appris le dessin et la peinture avec Chaet. J’ai également pris les cours d’Albers sur le dessin et la couleur.

Le cours sur la couleur avait lieu dans une gigantesque salle lugubre, dans la tradition européenne. On se retrouvait à cent cinquante étudiants peut-être de toute l’université, à raison de trois après-midi par semaine.


Albers était une personnalité à part, distant, magistral, intouchable. Dans ses critiques, il ne parlait jamais de la couleur en soi ; il n’employait pas le jargon tel que valeurs, tons, composition, etc. Il choisissait toujours ses comparaisons en dehors de l’art, il utilisait des mots liés à la nature, à la sensation d’une ambiance, à un lieu géographique : des sons, des odeurs, etc.

Il me terrifiait ; en même temps, je le respectais profondément comme personne et comme artiste.

C’était l’époque où la galerie Sidney Janis exposait les géants de l’art contemporain, y compris Albers. J’allais à New York en train, et le samedi je pouvais voir les œuvres récentes d’Albers, ses Hommages au carré ; ou encore une exposition de Kooning, Tomlin, Gorky. Vous imaginez de voir une salle ou deux pleines des dernières œuvres de Gorky, peintes six mois ou un an auparavant  ? C’était absolument fantastique. À l’époque, il n’y avait que quelques vraiment bonnes galeries.

J’avais donc le plus profond respect pour Albers. Pour l’homme, et pas seulement pour ses tableaux, que j’adorais. Ils paraissaient si anciens, si monolithiques. Pour moi, ces formes simples étaient des manifestations de l’essence de l’esprit. Il avait créé un monde à lui. Il était fidèle à lui-même. Il était exactement lui-même, y compris quand il enseignait l’art.

Comme enseignant, Albers encourageait chaque étudiant à être lui-même ou elle-même, à faire surgir ce qu’il y a au plus profond de soi-même. C’était son grand talent. Il a donc encouragé la graine en moi à devenir une plante, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre. Il était très généreux et il a joué un rôle fondamental dans mon évolution.

Il fallait trois ans pour obtenir le diplôme de fin d’études, mais je me suis arrêté après deux ans avec mon BFA en poche. J’en avais assez de l’école ; je voulais me lancer dans la peinture et voler de mes propres ailes.

J’ai donc quitté Yale et je suis retourné à New York en 1954 [en fait 1956]. 1954 ? Mon Dieu, cela fait près de cinquante ans (rire). D’un côté j’ai l’impression que c’était il y a huit mois ; de l’autre, on dirait que ça n’est jamais arrivé. Où peut-être dans une huitième vie antérieure.

Deux ans plus tard, j’ai demandé une bourse Fulbright. Je voulais aller à Paris, mais on me disait : « Pas Paris, tout le monde veut aller à Paris ; tu n’auras pas ta bourse. » J’ai demandé Florence. Il fallait que je présente un dossier. J’ai donc décidé d’étudier les retables des églises florentines. J’ai écrit des pages et des pages pour expliquer ma motivation, et j’ai demandé à Albers de m’écrire une lettre de recommandation. Il m’a répondu qu’il le ferait mais m’a demandé de réduire ma lettre de motivation à une ou deux phrases. Il avait siégé dans le jury Fulbright. Il est possible même qu’il ait été membre du jury cette année là. En tout cas, j’ai obtenu ma bourse.

L’année suivante donc, [le photographe} Peter Hujar et moi-même sommes allés à Florence.

En Italie, j’ai été très frappé non seulement par l’art des églises et des musées, mais aussi par les paysages toscans. Un paysage façonné par l’homme au fil des siècles, avec ses plantations, ses terrasses, ses oliveraies.

Pompéi aussi était extraordinaire par les couleurs de ses fresques. Les rouges ! À l’époque, il y avait peu de visiteurs. Et les musées étaient presque vides ; des salles entières étaient plongées dans le silence. Le visiteur était véritablement pris par l’art. C’était une autre expérience qu’aujourd’hui, c’était plus personnel. On avait l’impression de faire un pèlerinage ; il y avait soi et ce que l’on regardait.

On éprouvait un sentiment d’ancienneté, de mystère, de sacré. De ce qui a survécu au passage du temps. On sentait les traces des cultures passées, des sociétés disparues, des choses et des gens qui avaient existé avant.

J’étais un ItaloAméricain élevé dans un quartier irlandais de Brooklyn. L’expérience italienne a été pour moi un soulagement, et une découverte de mon italianité. Une expérience très enrichissante pour l’artiste et pour l’homme en moi, mais surtout pour l’artiste. Cela m’a rattaché à quelque chose qui se situait au-delà du monde contemporain. À New York, il n’y avait pas d’histoire – d’un point de vue artistique –, ou s’il y en avait, elle était très brève. Durant mon séjour en Italie, j’ai remonté toujours plus loin dans le temps. Je ressentais si fortement la présence du passé. C’était les années d’après guerre, et Florence ne donnait pas un sentiment d’avenir. Il y avait ce que l’on vivait au jour le jour, et tout ce passé éblouissant.

À Florence j’ai fait ces grands tondos de fleurs, des abstractions à partir du jardin. J’ai aussi réalisé un livre fait à la main, avec calligraphie, décorations et illustrations. Cette fois, il s’agissait du roman d’Ernst Jünger intitulé Sur les falaises de marbre.


Cette question de pourquoi l’hyperréalisme, et d’où il vient. Il est possible que beaucoup de gens aient eu des expériences comparables à la mienne. Non pas identiques, et tout le monde n’est pas allé à Yale, mais il y avait un climat. C’était après le maccarthysme, ça c’est important. C’était après Eisenhower. C’était après Doris Day (rire). Vous voyez ce que je veux dire. Une époque grise et sans relief. Cette mentalité petite-bourgeoise imprégnait tellement la vie quotidienne des ÉtatsUnis. Ç’avait été une époque très rigide, sans énergie.

Je retourne donc à New York où je gagne ma vie en dessinant des tissus à mon compte ; le soir et le weekend, je peins. De très grandes abstractions d’après des fleurs. C’était en 1958 [1960].

Nous arrivons aux années 1960 ; on sent venir les premiers élans de la contreculture. Je sais que beaucoup de critiques de cinéma français apprécient les films américains de ces années là, mais, pour moi qui vivais là à l’époque, c’était une abomination. Pas seulement pour moi, j’imagine. Mais la majorité des Américains allaient voir ces films. Je ne pouvais pas ; j’allais voir les films français.

Vivre à New York, à l’époque, c’était vivre une sorte d’expérience européenne. Tout le monde était originaire d’Europe : Européens de l’Est, mais aussi Irlandais, Italiens, réfugiés d’Allemagne. L’ambiance juive. Par certains côtés, ça ressemblait à une ville juive d’Europe centrale. Mais il y avait aussi le côté WASP du East Side. On pouvait merveilleusement réagir à cela. Même chose pour le milieu de la bourgeoisie républicaine. On choisissait son camp. Je parle évidemment d’un point de vue personnel. On avait ses affinités de sentiment et d’esprit.

Quand j’étais jeune, je votais socialiste, ce qui était très inhabituel aux États-Unis. Je lisais la presse d’extrême-gauche. Je pense que vouloir être différent a aussi à voir avec l’hyperréalisme.

Au moment où vous alliez venir ici, je me suis dit : Oh mon Dieu, qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire ? Je ne me suis jamais considéré comme un hyperréaliste, ni même comme un réaliste. Pour moi, ces peintures sont abstraites. De petites parties abstraites qui s’ajoutent et finissent par former un tout. Mes tableaux ont toujours été abstraits. Même les tableaux à sujets multiples. Je les appelais des « peintures à fond blanc ». Maintenant, j’y vois des regroupements de réalités visuelles.

JCL : Quand avez-vous commencé à les faire ?

JR : J’ai commencé après avoir passé neuf semaines à l’hôpital pour une hépatite. Avant de ressortir, le docteur m’a dit que pendant une semaine ou deux, il avait cru que je ne m’en sortirais pas. Aussi, quand je suis rentré chez moi, j’ai été très frappé par le don de cette vie que j’avais failli perdre. Aussitôt, on m’a emmené en fauteuil roulant pour assister à la dernière journée de ma première exposition new-yorkaise, dans une galerie appelée d’Arcy (le propriétaire était français). Il s’agissait d’œuvres abstraites, des abstractions de paysages d’Ombrie, de photos du New York Times, etc.

L’hépatite est une maladie intéressante, car pour en guérir il faut renouveler tout le sang du corps.

JCL : C’était quand ?

JR : Vers 1963.

Une de mes premières peintures « réalistes » était un petit portrait à l’huile de Kennedy, seulement son visage. Après mon séjour à l’hôpital, j’ai passé l’été dans Fire Island en convalescence. J’ai commencé à peindre des fragments de réalité. À l’époque, je suivais une psychanalyse, et une partie de l’analyse pour moi reposait sur des… comment diton déjà ?

JCL : Des associations libres ?

JR : Oui, c’est ça. Une pensée mène à une autre et, dans l’analyse, c’est une façon d’accéder à la « vérité » qui n’est pas toujours apparente.

Je faisais ces images uniques à l’époque. J’en ai fait de Cassius Clay, de Jean-Paul Belmondo, de Sophia Loren. Juste leur visage. Je pense que Kennedy incarnait pour le monde une possibilité de changement. Mohammed Ali, l’athlète noir, mais aussi le poète. Et la star italienne. Kennedy était pour moi, comme Albers, un pédagogue. Je suis persuadé que les icônes populaires nous influencent de multiples façons.

JCL : C’étaient des images isolées ?

JR : Oui, c’étaient de petites toiles, peut-être trente sur quarante centimètres. Il n’y avait que le visage.

JCL : Pas de fond blanc ?

JR : Non, pas de fond blanc, autant que je me souvienne.

JCL : Juste l’image.

JR : Oui.

JCL : Et vous utilisiez des photographies trouvées ?

JR : Des photos de magazines. Je les choisissais et les peignais. C’était tout à fait innocent et intuitif.

JCL : Vous ne les projetiez pas ?

JR : Non, je les dessinais à main levée.

JCL : Sans mise au carreau ?

JR : Non pas de mise au carreau. Je les copiais à main levée. « Copier » est un mot embêtant (rire).

L’autre jour, mon amie Nora Orioli à Rome m’a envoyé une carte postale que je lui avais adressée dans les années 1960.

C’était un Polaroïd, peut-être le premier tableau à images multiples que j’ai fait.

JCL : Et vous rattachez ces peintures d’images multiples aux associations libres.

JR : En fait, j’étais fasciné par la psychanalyse. Entre autres, j’aimais qu’une chose surgisse dans mon esprit et conduise à une autre. Ensuite, il fallait retrouver ce qui s’était passé.

Vous avez parlé de transition. J’aime les étapes transitoires. La nonne bouddhiste américaine Pema Chodron disait, parlant de laisser aller sa pensée en vue de la méditation, que nous avons des milliers de pensées chaque jour. Elles ne durent pas très longtemps : une pensée est remplacée par une autre qui est de nouveau immédiatement remplacée par une autre. Et ainsi de suite toute la journée. C’est vrai, on le verra avec cet enregistrement. J’ai toujours été fasciné par les changements qui se produisent. Rien ne dure, nous y compris.

Ainsi, quand on regarde cette carte postale Polaroïd, on voit… Quand a t'elle été envoyée ?

JCL : 1964.

JR : Elle a un tampon de 64. Voyons, il y a une jeune femme qui fait du surf, un éléphant ; là, c’est un soldat mort ou blessé, ici un dauphin qui nage. On voit difficilement ce qui est là. Il y a un athlète, une scène de rue avec des gens qui discutent. Ce pourrait être ma première peinture à images multiples. Je ne sais pas du tout où est la toile.

JCL : Pour moi, cela rappelle d’autres choses de l’époque. Non pas la technique, mais les associations d’images, comme dans le pop art.

JR : Je pense que Rauschenberg m’a beaucoup influencé. Ses images sont très inspirantes. Ce sont bien sûr des sérigraphies à partir de magazines et de journaux. En ce qui me concerne, j’ai toujours adoré l’acte de peindre ; je voulais donc faire de l’art avec le pinceau. J’avais une pile d’images qui proviennent essentiellement de magazines. Je choisissais une chose à peindre quelque part sur la toile. Quand c’était terminé, je feuilletais la pile d’images et j’en choisissais une autre. C’était une méthode instinctive, intuitive. Dans l’analyse, l’association libre offre un élément de surprise et de découverte, c’est une façon d’accueillir l’inattendu. C’est ce que je voulais aussi en peinture, ne serait-ce que pour trouver un intérêt aux longues heures que je passe à peindre.

Les galeries de l’époque étaient une autre source d’inspiration. Il y avait beaucoup de vitalité.

JCL : Quelles galeries ?

JR : Il y avait la Green Gallery, Castelli. Sidney Janis avait des expositions importantes. Les artistes qui me viennent maintenant à l’esprit. Rosenquist…

JCL : Lui aussi faisait des images multiples.

JR : Ah bon ? Je ne me souviens pas bien.

JCL : Oui, le F111…

JR : Évidemment, il y avait Andy Warhol ; les boîtes de Brillo. C’était à la Stable Gallery (là où j’ai fait ma première exposition de peintures à fond blanc). Il y avait George Segal. Kienholz. Qui d’autre ? Il y avait le musicien Terry Riley. Quelle musique… !

C’était pour moi l’époque pré-psychédélique. Il se passait plein de choses en Californie, mais pas tellement à New York. L’alcool était là, mais il jouait un rôle relativement mineur. Évidemment, je ne pouvais par boire à l’époque parce que j’avais eu une hépatite.

JCL : Vous n’aviez jamais bu avant ?

JR : Je buvais en société. Mais je n’ai jamais bu et peint en même temps. À l’époque, il y avait aussi l’entrepôt d’Andy Warhol.

JCL : La Factory.

JR : La Factory. J’allais à des parties là-bas, invité parfois de façon indirecte. Je ne le connaissais pas personnellement. Il ne disait pas grand-chose ; il se contentait de tout regarder. C’était là son génie. Ses films pour moi sont le produit du voyeurisme. Il voulait toujours savoir qui couchait avec qui. Vous le rencontriez dans un magasin et il vous demandait : « Joseph, est-ce que tu couches avec… ? » Je me contentais de rire.

Une de mes amies à l’époque était Suzi Gablik. Elle connaissait plein d’artistes et de marchands. Elle m’a présenté à Jasper Johns, Bob Rauschenberg et Steve Paxton, à Claes Oldenburg, Merce Cunningham, John Cage, etc.

Une autre chose stimulante à l’époque était les happenings à la Judson Church, dans le Village. J’y allais beaucoup avec Suzi. Elle était à fond là-dedans et elle m’a initié. Je lui en suis vraiment reconnaissant. C’était passionnant, c’était vivant, c’était neuf, c’était théâtral aussi, et très divertissant. Je pense que c’est une autre chose que l’on peut dire sur l’art à l’époque : il était nouveau et profond. mais pas…

JCL : Ennuyeux.

JR : Exactement. Tout le contraire d’ennuyeux. C’était amusant. Ce n’était pas…

JCL : Lourd.

JR : Oui, c’était léger. Ce n’était pas pompeux, ni rasoir. Et en même temps, c’était profond. Il y avait de la légèreté et de la lumière, mais ce n’était jamais superficiel. Et c’était immédiat. C’était quelque chose à quoi je réagissais immédiatement.

J’ai toujours aimé le cinéma et, soudain, on a vu apparaître en peinture les stars du cinéma. Je ne sais pas quand Andy a fait Elizabeth Taylor, Marilyn Monroe. C’était vers cette époque.

Les boîtes de Brillo… elles ne m’ont pas directement inspiré, mais j’ai vu leur importance ; elles ouvraient des perspectives sur les sujets que l’art pouvait aborder. L’art pouvait être n’importe quoi, même des boîtes de Brillo. Quel soulagement !

Je n’ai jamais été exactement tragique, mais j’ai toujours pris la vie très au sérieux. Plus tôt, vous parliez de romantisme. Eh bien, j’ai probablement toujours été romantique, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme. J’aime l’idée de ressentir et d’exprimer la vie pleinement sur le moment. Le champ de ce que l’on peut exprimer sous forme artistique s’était tellement étendu… Sur le plan culturel, c’était une époque très vivante.

Je suis un cheminement dans ma tête. En parlant, je me souviens. Je sais que je vais dans tous les sens. Cela fait du bien. C’est comme ça aussi que je peins, dans tous les sens.

D’une certaine façon, on pouvait en tant qu’artiste se permettre d'être soi-même. On avait abandonné la dimension intellectuelle de la chose. C’était comme la psychanalyse : retirer toutes les pelures de l’oignon. Être authentique. Je me suis entièrement engagé dans cette voie.

J’insiste sur la dimension psychanalytique. Vous connaissez Norman O. Brown ?

JCL : Oui. Il a été très important pour Malcolm [Morley].

JR : Il a été très important pour beaucoup de gens. Je l’ai entendu parler à la YMHA de la 92e rue. J’ai lu ses livres, y compris Love’s Body. C’est bien le titre ? C’était un homme merveilleux. Très expansif. Il y avait Buckminster Fuller, John Cage, Merce Cunningham. Cage et Cunningham étaient un peu intellectuels, un peu secs pour moi. Entre parenthèses, Cage, Cunningham, Rauschenberg and Johns ont tous été à Black Mountain étudier avec Albers .

Ce qui se passait à Judson Church était beaucoup plus libre, beaucoup moins prévisible.

À cette époque, Peter Hujar et moi-même avons participé à un événement créé par Jim Dine. Cela se passait dans un grand théâtre dans le haut de Broadway, un espace immense. Nous avons fait deux soirées. Habillés en joueurs de tennis, nous regardions la télévision en buvant des bières. C’était une sorte de tableau éclairé dans cet énorme espace sombre. C’était une expérience assez étrange.

Dans mes derniers tableaux multiples à fond blanc, ceux qui étaient au Guggenheim , chaque image était détachée des autres. J’assistais à une sorte d’élucidation de mon être, et je sentais à cela que j’étais en réaction à beaucoup de choses intervenues dans mon passé. Avec ces tableaux, je gagnais en clarté, je mettais les cartes sur la table, les choses étaient plus nettes. Je pouvais mieux séparer les réalités. Je mûrissais. C’était en 1964 [plutôt 1965] ; j’avais donc 31 ans. Les quelques années suivantes ont été fondamentales pour moi, car, quand j’ai atteint l'âge de 35 ans, j’ai peint les grands tableaux à image unique. J’étais en train de sortir de la fragmentation. Je ne dis pas cela avec orgueil ; mon intention était tout simplement de retrouver mon intégrité.

J’étais très attiré par le hasard. Pendant des années j’avais pratiqué le I Ching. C’est le Livre des Changements ; la transition. La poésie a aussi toujours été très importante pour moi.

Même à l’époque, je ne voulais pas être associé à un groupe quel qu’il soit. Je détestais qu’on me classe dans une catégorie. Je n’aime pas les généralisations. J’ai besoin de retirer les différentes peaux. Je dis cela parce que mes tableaux, je pense, ont toujours été intimement liés à ma vie. Ces peintures à fond blanc étaient certainement autobiographiques. C’étaient des images vulnérables et puissantes que je présentais au monde. C’était l’expression d’un moi mis à nu…

JCL : C’est une différence avec les artistes Pop, qui avaient tendance à garder une distance par rapport à leur image, comme Lichtenstein avec ses images de bandes dessinées. Peut-être pas Warhol.

JR : Warhol parle de lui dans ses œuvres ?

JCL : Il parlait de la mort. Il était obsédé par la mort.

JR : … C’est pour cela, je pense, que j’ai choisi la peinture plutôt que des modes d’expression plus technologiques. Je m’intéresse beaucoup à la signature de l’artiste. Non pas le nom qui est écrit, mais la personnalité qui imprègne l’œuvre de sa main, de son regard et des vibrations de son travail.

JCL : Est-ce que vous voyez des traces de vous-même dans ces œuvres ? Les images semblent très plates à la reproduction. Je ne les ai jamais vues en réalité. Y'a t'il une touche personnelle ?

JR : Oui, très forte, car ces œuvres sont remplies d’imperfections. Elles sont peintes par un être humain, avec un pinceau, de la couleur diluée dans l’huile, sans crayon. La composition de ces tableaux était dictée par l’endroit où se terminait sur la toile l’image que j’étais en train de peindre. Je ne savais jamais où elle se terminerait. Par exemple, je commence une image au milieu, et elle se déplace vers le côté droit de la toile. Mettons qu’elle se termine à huit centimètres du bord. Je dois décider à ce stade entre mettre quelque chose dans cet espace de huit centimètres ou le laisser vide. L’œuvre répond donc à une sorte d’autoréalisation. Elle a son esprit à elle.

J’entends parfois à la radio française des auteurs parler de leur méthodologie, de leur manière d’écrire leurs œuvres. Cela me fascine d’entendre des créateurs parler. Assez souvent, les écrivains disent qu’un personnage ou une situation doit décider de ce qui va venir ensuite. Les personnages leur disent quoi faire. C’était le cas pour ces peintures. Je commençais par quelque chose qui me conduisait ensuite vers autre chose. Je ne savais jamais ce que ce serait tant que je n’y étais pas arrivé.

Je m’intéresse beaucoup à la réalité et aux autres réalités. J’y pensais à propos de votre venue ici. Vous avez dit que vous vouliez parler de l’hyperréalisme. Pour moi, il y a une différence entre ce qui est réel et le « réalisme ». Mais il existe différentes réalités. Nous pouvons tous les deux être assis dans cette pièce et regarder par la fenêtre. Les « réalités » de ce que nous voyons seront totalement différentes, et ce que notre esprit en fera variera etc. Ou encore, tandis que je parle, vous entendez des mots, et ces mots et ces idées évoquent quelque chose en vous, mais pas nécessairement ce que je veux dire.

Prenons Albers par exemple. Ses Hommages au carré sont assez simples. Mais si vous prenez dix personnes, chacune verra des choses différentes devant un de ses tableaux, et réagira différemment.

C’est quelque chose que j’ai toujours pensé sans savoir que je le pensais, à savoir que l’art et la réaction à l’art, c’est essentiellement un test de Rorschach.

Comme vous l’avez dit hier, dans tous les mouvements artistiques, il y a au début quelques personnes qui incarnent ce mouvement, souvent indépendamment les unes des autres. Ensuite, des centaines ou des milliers d’autres les suivent ou les copient.

Dans les années 1960 à New York, quand je connaissais Malcolm et les autres artistes, nous faisions simplement ce que nous faisions. Personne n’avait conscience de faire partie de quelque chose. On ne faisait partie de rien. Mais, au fil du temps, il y a eu de plus en plus de gens à faire comme nous.

JCL : Vous voulez dire que des gens copiaient des photographies, ou plutôt les utilisaient comme source de leur imagerie sans se connaître au départ.

JR : Oui, je dirais qu’ils étaient « inspirés » par les photographies. Quand j’étais petit, nous avions un album de photos dans le salon, et je passais des heures à le feuilleter. Je regardais très souvent les mêmes photos, parce qu’elles constituaient une histoire visuelle et une réalité visuelle. C’était une époque de rêve. Je les trouvais aussi très belles. J’adore le noir et blanc. L’album de photos a été mon premier livre d’art, et les salles de cinéma ont été mes premiers musées.

Nous avions aussi dans la bibliothèque une Encyclopaedia Britannica, une très vieille édition, que j’ai utilisée pendant mon enfance. Je regardais toujours les images ; je ne lisais pas. C’étaient les images qui étaient magiques pour moi.

Quand j’étais jeune, je dessinais toujours. Mais rien qui vienne de mon imagination, et je ne peux toujours pas. J’utilisais donc des photographies. En fait, les photos étaient très particulières à l’époque ; c’était de la magie pure. Un peu ce que allait devenir plus tard la télévision, ou internet aujourd’hui. C’est ce qu’on regardait.

JCL : Il est intéressant de voir que plusieurs artistes d’horizons différents ont commencé en même temps à utiliser des photographies.

JR : Qui sait ? Une explication, parmi des centaines possibles, est peut-être le réalisme qui avait précédé cette période. Un mouvement ennuyeux et académique qui, pour moi, n’avait aucune vie, aucun élan ; c’était raide. Ce que j’apprécie tellement dans la photo, c’est que c’est une image fixée de quelque chose qui s’est réellement produit dans l’espace et dans le temps. Elle a sa réalité propre. Ces premières peintures « réalistes », que probablement beaucoup de gens de ma génération ont regardé sans y réagir, représentaient des objets qui ne bougeaient pas, qui étaient juste là, inertes.

Je pense que c’est ce que nous aimons chez Cézanne. Ses images fixées étaient en mouvement, elles vibraient. Leurs contours étaient vivants. Mais ces autres images n’avaient rien de tout cela.

JCL : C’est drôle qu’un modèle vivant puisse être fixe et qu’une photographie soit mobile.

JR : (Rire.) Oui, c’est drôle. Une photographie est mobile.

JCL : Comment expliquez vous cela ?

JR : Eh bien, pour moi, une photo est beaucoup plus proche de l’art qu’un modèle debout dans une pièce. Ce qu’évoque un modèle debout est assez limité.

En revanche, dans une photo, quelqu’un a déjà fait le choix d’isoler une image. Il y a des choix visuels, intellectuels, personnels, mystérieux. Le cadrage, la mise en valeur du sujet, le format. C’est une image ; c’est déjà de l’art. Ce sont des peintures en ce sens que ce sont des images fixées, planes, dans un rectangle ou un carré, et qu’elles ont été choisies pour être présentées d’une certaine façon.

Par exemple, sur le mur là-bas, il y a une photo de notre petit fils Nikko, âgé d’un mois. Nous ne l’avons jamais vu, parce qu’il vit en Californie. Si je le voyais, il y aurait son contact, son odeur. Il y aurait sa réalité qui se poursuivrait dans le temps. Et il est très difficile pour l’esprit d’isoler et de retenir le temps. Cette photographie là, c’est de l’art, c’est une icône, c’est une réalité en deux dimensions. C’est vivant. Pour moi, c’est plus vivant qu’un souvenir. Le souvenir serait dans le passé alors que la photographie est dans le présent. Ce sont quelques-unes des réflexions qui me viennent.

JCL : Le tableau qui est au L.A. County Museum [Fish, 1966] est différent des autres ; c’est un polyptyque.

JR : À cinq panneaux ? voyons… un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit ; ce sont huit petites toiles réunies ensemble.

JCL : Avec un vide au milieu…

JR : Oui, un vide, une toile qui manque. Elles ont peut-être été inspirées par Frank Stella, ou par les peintures découpées de l’époque. Je ne me souviens pas vraiment ce qui s’est passé. C’est une impression laissée sur moi par certains tableaux abstraits.

JCL : Cette peinture semble marquer une transition, car chaque image est sur une toile séparée.

JR : Oui. C’est essentiellement pour des raisons pratiques. J’avais un atelier pas beaucoup plus grand que cette pièce. Je peignais dans un coin de mon appartement. Comment faire une œuvre de grande dimension et la monter dans l’ascenseur ? Je faisais donc de petites toiles. Quand elles étaient terminées, je pouvaient les sortir et les réunir.

C’est effectivement une œuvre à images multiples, c’est celle qui en contient le plus. C’est comme une pendule. L’œil court autour pour regarder les images les unes après les autres.


JCL : Comment êtes vous passé aux images simples ?

JR : Je vais vous le dire. Malcolm, Susan Brockman et moi-même avons été initiés à la méditation transcendantale le 15 janvier, je ne sais plus de quelle année [1968], à l’époque où j’ai commencé les images uniques. Avant de pouvoir être initié à la technique de la méditation, il faut arrêter de consommer des drogues, de l’alcool, etc. pendant vingt et un jours.

Ensuite, nous nous sommes mis à la méditation. C’était pour moi comme prendre un remède miracle, comme si j’avais été incapable de marcher et que, du jour au lendemain, je pouvais le faire. Grâce à la méditation, les choses sont devenues d’une clarté limpide. J’ai commencé à peindre ces images uniques. J’avais des photos de ParisMatch sur le mur, que j’avais placées là parce qu’elles me plaisaient, chacune pour des raisons différentes. Chacune évoquait quelque chose de particulier.

L’une d’entre elles était une sculpture égyptienne d’un guépard en or avec une larme bleue qui lui coulait de l’œil. Une autre représentait un buste de Toutankhamon. Elles étaient là sur le mur de mon atelier.

Pourquoi elles étaient sur le mur ? D’abord parce qu’elles étaient belles, qu’elles représentaient un lien avec l’Antiquité, avec quelque chose de sacré, de véritablement important. Elles n’étaient pas banales.

Vous vous intéressez aussi à ces questions, n'est-ce pas ? Vous avez avec vous un livre des pensées de LaoTseu. Pourquoi ? Pour lire un texte ancien, des vérités anciennes, pour puiser dans l’éternel. C’est ce que je trouvais dans ces photographies de sculpture : quelque chose de sacré, d’antique, et de vrai.

Elles étaient donc là sur le mur. J’ai pensé : « Elles sont si belles et si fortes, pourquoi ne pas les peindre ? »

J’ai d’abord fait Tut…

JCL : C’était une photo en couleurs ?

JR : Oui. Je me suis simplement mis à la dessiner et à la peindre. Quand je dis « dessiner », je ne veux pas dire dessiner les contours au crayon puis peindre au pinceau. Je l’ai peinte à main levée.

C’était intéressant de voir comment les choses prenaient forme. Ça s’étalait en long et en large à travers la toile, sans conserver l’équilibre de la photo d’origine. J’aimais cela.

En 1968, J’ai fait de la méditation, j’ai commencé les images uniques, j’ai rencontré ma première femme en juillet et nous nous sommes installés à Bennington College dans le Vermont où elle enseignait. J’ai commencé une vie de famille. Puis, en décembre, j’ai fait ma première exposition de ces images uniques à la Stable Gallery. Cela a été une époque riche en événements.

JCL : Mais vous auriez pu prendre l’image de Toutankhamon et la placer dans le contexte d’une image multiple.

JR : Vous savez pourquoi je n’aurais pas fait cela ? Dans mes œuvres à images multiples, les images sont des fragments. Même la manière dont elles sont présentées sur la toile est fragmentée. Il y a un bras, une oreille, des dents. Il y a des éléments qui se retrouvent ensemble dans un regroupement neutre. Même s’il y avait une scène, ce serait une scène hors contexte. Avec Tut ou Cheetah, je rends hommage à quelque chose qui a résisté. Il y avait dans ces images un mystère. En outre, chacune était déjà un « tout » visuellement, psychologiquement, spirituellement, intellectuellement, et aussi par ses vibrations. Chacune était complète, et il émanait d’elles une grande force. Avec elles, j’entrais en contact avec des réalités plus élevées et plus durables.

Avant cela, mon imagerie portait sur l’éphémère : la vie quotidienne, les émotions humaines, et même l’actualité. Tout venait de photographies de journaux ou de magazines. Maintenant, j’évoluais vers la dimension sacrée de l’art, vers l’esprit humain. Le Toutankhamon et le Guépard étaient déjà de l’art. Par ces œuvres, je rendais hommage à l’art. En fait, il existe une peinture que j’ai faite à l’époque et qui a été exposée au MoMA dans le cadre d’une exposition appelée Art in the Mirror organisée par Gene Swenson [1966]. C’était une œuvre double, deux toiles assemblées : l’une était un tableau de moi, l’autre une reproduction d’une toile de Francis Bacon.

Les images simples reposent au début sur des œuvres d’art faites par d’autres. Il y a eu un masque mortuaire de Beethoven par Rodin [Mask, 1968]. C’est possible ?

J’aimerais m’arrêter un moment sur la question de « l’art sur l’art ». Au stade présent de ma vie, je rends chaque jour hommage dans ma méditation à tous les artistes et à tous les êtres qui m’ont précédé et qui ont influé sur ma vie et mon œuvre.

Vous parliez de « visible » et d’« invisible ». Je pense qu’il y a des forces invisibles à l’œuvre dans notre psychisme ; nous n’en avons pas conscience, mais elles nous guident et nous entraînent jusqu’à un certain point.

Je pense qu’une autre conséquence de mon hépatite est la conscience d’avoir frôlé la mort. Après cela, on se dit : « Si je savais que je n’ai plus qu’un certain temps à vivre sur cette terre, que ferais je de ce temps ? »

Fondamentalement, c’est ce qui m’est arrivé. « Ah bon ! Je pourrais mourir juste comme cela, même relativement jeune ? Dans ce cas, je préfère prendre les choses en main. Je veux que mon art ait un sens pour moi. Pas nécessairement pour les autres, mais certainement pour moi. »


*


JR : À l’origine, les artistes Pop étaient tous originaux, et l’originalité crée une vérité, car elle naît de quelque chose qui n’existait pas avant. Puis, les magazines s’en emparent. Cela entre dans les collections de diapos de mille universités et c’est projeté dans les cours d’histoire de l’art. Alors, tous les étudiants en beaux-arts les voient et, au bout d’un mois, ils se mettent à peindre la même chose. C’est ainsi que quelque chose d’original au départ est inséminé dans la culture.

Une des prémisses du travail à partir de photos, et c’est l’une des critiques que l’on m’a faites, c’est que ça ne naît pas de l’imagination, que c’est inspiré par une image préexistante. Je me souviens d’un article paru lors de ma première exposition réaliste à la Stable Gallery (rire). Je ne sais pas si je peux mentionner son nom. Il y avait une critique d’art connue, Dore Ashton. En gros, elle disait que mon travail était de l’illustration de magazine. Cela ne me gênait pas. C’est ainsi que l’on percevait les choses à l’époque. Je peignais d’une manière et je choisissais des sujets que même une critique aussi sensible et sérieuse que Dore Ashton ne pouvait comprendre.

JCL : C’est sûr. Elle était d’une autre génération. Elle ne pouvait comprendre cela. De Kooning insultait Andy Warhol.

JR : Autre chose sur la « critique » : il s’agit de John Canaday dans le New York Times. J’avais une exposition, peut-être la même à la Stable Gallery dont parlait Ashton. Canaday m’a fait une très mauvaise critique ; il n’appréciait pas les fonds blancs. Son reproche fondamental était qu’il s’agissait de fragments sur un fond blanc.

Quelques années plus tard, j’expose les images entières – Cheetah, Tut, etc. –, qui ne sont plus isolées et entourées d’un fond blanc. Canaday en fait la critique sans se souvenir de ce qu’il avait dit plus tôt et il dit – je ne l’oublierai jamais (rires) : « On peut regretter que Raffael ait abandonné ses fonds blancs. » Quand je faisais des conférences dans des universités ou des musées, je racontais toujours cette anecdote comme une leçon possible pour chacun.

JCL : Canaday est toujours passé à côté de tout.

JR : J’ai remarqué que les marchand d’art traitent parfois les artistes comme des marchandises de l’an passé dans un magasin. Ils s’en débarrassent pour mettre en place quelque chose de nouveau. Si vous vivez, travaillez et créez dans ce milieu – et créer est bien le mot ici, parce que ça vient de votre cœur et de votre être profond –, si vous vous trouvez dans ce milieu, l’expérience peut être très fragilisante. Il faut se construire une carapace, se protéger, simplement pour continuer à travailler. Je me demande combien d’artistes restent fidèles toute leur vie à la voix qui parle en eux.

J’ai donc quitté le champ de bataille de New York, où c’était la guerre. Les gens n’arrêtaient pas de se tirer dans les pattes.

JCL : C’était quand ?

JR : Je suis parti en 1968.

JCL : C’était déjà un champ de bataille ?

JR : Oui. Je pense que beaucoup d’artistes manquent d’assurance en eux-mêmes. Y compris moi-même.

D’abord, personne n’est sûr de soi ; ensuite, les artistes sont particulièrement vulnérables. Quand ils commencent à exposer, ils sont projetés dans une situation qui est à l’opposé du travail artistique en tant qu’expression du moi profond. Ils doivent affronter un monde commercial et matérialiste. La plupart apprennent à survivre et à maîtriser ce travail d’équilibriste, à écouter leur voix profonde sur un fond de cacophonie qui leur crie dans les oreilles. Ils doivent maintenir vivante la flamme de leur art. C’est un peu comme si l’on tenait un bébé dans ses bras pendant un raid aérien. Il faut le protéger alors que les bombes tombent tout autour de vous.

Je suis sorti de cela dès que j’ai pu. Je me suis installé en Californie du nord, dans le Marine County. J’ai eu besoin de changer de vie entre autres parce que j’avais pris du LSD à Los Angeles. À l’époque, j’enseignais à U.C. Davis [1966]. L’acide a eu sur moi un effet gigantesque. Juste un trip. À l’époque, ce n’était pas encore quelque chose de social, pratiqué collectivement. L’idée était de découvrir de nouveaux espaces. Comment s’appelle le livre de Huxley, sur les drogues psychotropes ? Je l’ai lu à l’époque. Que disait Timothy Leary ? « Turn On, Tune In, Drop Out. »

Je n’ai pas laissé tomber l’art, mais je suis parti… J’étais retourné à New York et, pour moi, tout paraissait tellement…, tellement faux.

Y compris moi-même. La manière dont je vivais ma vie.

Je pense que l’acide m’a également mis en relation avec le sacré. En me permettant d’aller au-delà des apparences, de voir ce qui est au-delà des apparences, si vous comprenez ce que je veux dire. Comme quand on regarde un arbre et qu’on le voit en tant qu’arbre, dans son essence et dans son existence au-delà de sa nature d’arbre, au lieu de dire : « encore un arbre ». C’est voir à l’intérieur des choses.

JCL : Etait-ce avant les premiers tableaux à image unique ? Tut, etc ?

JR : C’était environ un an avant.

JCL : Pensez-vous que l’acide a eu une influence sur ces images uniques ?

JR : Oui, cela m’a partiellement influencé dans mon évolution vers la totalité. Je pense que ce trip d’acide a en grande partie modifié le cours de ma vie.

JCL : Et votre travail artistique.

JR : Oui, assurément. Cela m’a fait sortir de moi-même, de mes idées et de mes pensées. Cela m’a rapproché de mon être profond. Les peintures précédentes étaient…

JCL : Plus intellectuelles ?

JR : Non, pas plus intellectuelles. Plus… Je dirais fondées sur la peur. Vous savez comment l’esprit gamberge quand il fonctionne en accéléré.

Là, à l’inverse, on peut dire que l’on est en contact avec l’une des vérités de l’univers : regarder un coucher de soleil ou un feu de cheminée, ça peut être profondément apaisant. Être en contact avec une expérience archétypale. Oublier le moi pendant un moment.

Cela m’a remis en relation avec quelque chose que j’avais perdu, que beaucoup de gens perdent : le moi essentiel, qui se délite en chemin.

JCL : D’accord, mais je ne vois pas comment cela vous débarrasse de la peur.

JR : Pour moi, c’était un tel soulagement d’éprouver profondément et de façon nouvelle une chose que j’avais toujours connue sans savoir que je la connaissais, et dont personne ne m’avait dit qu’elle existait. Dieu est un mot embarrassant ; c’est pourquoi je préfère dire l’Univers.

Cela m’a montré qu’il y a quelque chose derrière les apparences. Cela m’a fait découvrir l’intemporalité. Plus tôt, vous parliez de magie. Qu’y a-t-il de plus magique que de voir au-delà des apparences ?

JCL : Le problème, c’est que vous continuez d’utiliser comme modèles des reproductions de la réalité. Cela ressemble à des apparences, même si ce n’en sont pas.

JR : Oui. Je peux dire à présent avec une relative objectivité qu’un jour, peut-être, longtemps après ma mort, quand on verra les peintures pour ce qu’elles sont vraiment et non pour ce qu’elles ne sont pas, comme c’est le cas dans le monde artistique parce que je ne m’inscris pas dans un cadre prédéfini… Je ne me suis jamais inscrit dans aucun cadre, sauf pendant ce bref moment de « réalisme ». J’espère que l’on verra alors dans ces œuvres la vérité d’un être humain.

Cette réalité est si vaste et si difficile à atteindre par la voie de l’intellect que je ne peux l’approcher que par l’intermédiaire de la peinture. La peinture est ma réalité. Presque tout le reste est éphémère.

JCL : Mais alors, pensez-vous que la photo a de l’importance en tant que telle par rapport à ce que vous dites maintenant ?

JR : J’aime la photographie. J’ai trouvé très émouvantes les photos que vous m’avez montrées aujourd’hui dans le livre sur Kenneth Anger . J’ai aimé leur mise en page, très forte, qui suscite beaucoup d’émotions. Pour moi c’est de l’art. Ces photos ont une intention.

C’est comme les films. Certains sont excellents en tant que films. D’autres sont excellents aussi mais relèvent de l’art. Je ne parle pas des films d’art et d’essai. Je parle de ceux qui sont des œuvres d’art comme In the Mood for Love ou Lantana. On sait qu’il y a derrière une intelligence, une sensibilité particulière qui imprègne tout.

De même, une photographie est pour moi une source d’inspiration ; c’est un point de départ, un véhicule pour se déplacer. La photo est le billet qui me permet d’aller là où j’ai toujours voulu aller, mais je ne savais pas comment y aller, et même je ne savais pas que je voulais y aller.

Je n’étais pas comme les autres « réalistes ». Je n’ai jamais reproduit les photos de façon clinique. Ce que je voulais faire… En fait, je ne voulais pas, car je n’avais pas le choix : j’étais incapable de créer quelque chose qui sorte de mon esprit.

Pour revenir à votre question sur le modèle et la photographie. Concernant le modèle, il y a les contraintes du temps. Si le modèle est un paysage, ou une personne, il y aura des interruptions causées par les intempéries, les changements de lumière, la fatigue, le besoin de bouger, etc. La photographie en revanche est là pour tout le temps que vous voulez et autant qu’il le faut. Elle ne bouge pas. Elle a une certaine lumière, son moment du temps. Si la photo représente les feuilles d’un arbre, ces feuilles restent là pour toujours. Il n’y aura pas de vent ou de nuit froide pour les faire tomber. L’artiste, moi en l’occurrence, a donc le temps dans son délire de fusionner avec la photo. La folie, la pulsion créatrice nécessaire pour être un artiste entre dans la photo et passe par elle. C’est une expérience alchimique. La peinture est différente de la photographie à cause de la transformation qui s’opère lors du passage d’une forme à l’autre.

JCL : Parlons des différents procédés que vous avez employés depuis que vous avez commencé à utiliser les photos. Vous avez dit que vous aviez commencé par copier à main levée.

JR : Ensuite, je me suis mis à travailler avec des grilles. Je ne connaissais pas le système de mise au carreau.

JCL : On ne vous l’avait jamais enseigné ?

JR : À l’école, on ne nous a jamais rien appris sur l’utilisation de la photographie.

Ma première année à Yale, chaque étudiant avait son coin réservé pour peindre. On pouvait y laisser son matériel, ses peintures, etc. J’avais une photo qu’une tante à moi m’avait donnée, et je peignais à partir de cette photo. Elle représentait ma grand-mère maternelle et une domestique avec un balai devant leur ferme à Long Island. Elles portaient de longues robes. C’était une vieille photo en noir et blanc collée sur un carton, très évocatrice. J’ai passé six mois à faire un tableau à partir de cette photo, mais c’était une abstraction de la photo.

Au lycée, j’étudiais les beaux-arts, essentiellement. Et puis, nous avions un livre à la maison ; il venait du Club du Livre du mois. C’était Jane Eyre de Charlotte Brontë. Il y avait dans ce livre de petites gravures sur bois en noir et blanc par un artiste qui s’appelait Fritz quelque chose, peut-être Eichler. Dans ma complète innocence, j’ai fait deux dessins en noir et blanc à partir des gravures et je les ai apportés à l’école. En les voyant, le responsable du département des beaux-arts, M. Ross, a crié au génie. J’étais au septième ciel. Six mois plus tard, il me dit (rire) : « Joe, viens me voir dans mon bureau ».

Il avait dans une main l’annuaire de l’école où les dessins avaient été publiés et, dans l’autre, le volume de Jane Eyre. Il me dit : « Je suis choqué et profondément déçu. » Sa réaction m’a complètement surpris. L’idée de faire le dessin à partir du livre me paraissait absolument naturelle. La gravure était pour moi comme une photographie ; elle était là pour être peinte. Même alors, je « copiais » ou je m’inspirais de quelque chose que quelqu’un d’autre avait vu ou fait avant moi.

C’est comme van Gogh dans ce tableau (il montre une reproduction au mur) ; il reproduit les estampes japonaises derrière le père Tanguy.

Vous voyez ces arbres dehors ? Ces pins méditerranéens ? Ils sont exactement comme les arbres que j’aimais dans les gravures sur bois d’Eichler. Je suis ici, cinquante et quelques années plus tard, et les mêmes arbres sont revenus dans ma vie. Quand le ciel est clair, au crépuscule par exemple, les arbres se découpent en silhouettes comme dans les gravures d’Eichler. Je n’ai jamais vraiment vu de différence. Cette question n’a pas de sens pour moi.

JCL : Ces arbres, vous n’avez jamais été tenté de les peindre directement d’après nature ?

JR : Non.

JCL : Jamais.

JR : Tout d’abord, il me faut environ un mois ou deux pour peindre un tableau.

JCL : Oui, mais les arbres sont là.

JR : Les arbres sont là, mais tandis qu’on parle dans cette pièce, ils changent. La lumière, la forme, les couleurs. Quand vous aurez vu davantage de mes tableaux, vous constaterez que je peins des détails. Les images de fragments isolés sont des détails, tout comme les œuvres que je fais aujourd'hui. Par exemple, pour Wind Song, actuellement en cours, la photographie à partir de laquelle je travaille est en fait un détail d’une scène vue de la fenêtre, et la peinture elle-même est faite de milliers de détails. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de peindre quelque chose directement d’après nature.

Je ne peins pas les arbres ; je peins un tableau. Si la vue à partir de laquelle je travaille était dans le lointain, comme ces arbres là-bas que l’on voit par la fenêtre, alors je peindrais les arbres en tant que sujet, mais le vrai sujet de ma peinture est la peinture. J’utilise les arbres, disons, comme une excuse pour construire un tableau. Je ne reproduis pas des scènes. Les peintures se créent elles-mêmes.

JCL : C’est donc l’aspect changeant des choses qui vous empêche de…

JR : C’est le fait de ne pas être assez près et de ne pas pouvoir voir sa réalité en détail.

Vous me posez sur les arbres la même question que sur le modèle. Qu’y a t'il dans la photographie qui est si…

JCL : Utile ?

JR : Oui, pourquoi est-ce si utile et si extraordinaire ? Pourquoi la photographie a t'elle autant de vie ? Elle est là tout le temps. Elle est pure, elle est virginale, elle est loyale. C’est le meilleur partenaire que l’on puisse avoir dans sa vie. Totalement dévoué et totalement fidèle.

JCL : Mais lui êtes vous fidèle ?

JR : Non, je suis fidèle à l’art.

JCL : (Regardant le travail en cours, Wind Song et la photographie source.) Je vois que les couleurs de la peinture diffèrent de celles de la photographie. En comparant ce fragment de la photo à ce que vous êtes en train de peindre, j’observe de nombreuses différences, surtout dans les couleurs. Certaines couleurs semblent inventées. Quel est le processus par lequel vous mettez sur la feuille une couleur qui n’est pas sur la photo ? Estelle inventée ?

JR : Eh bien, chacun a une empreinte digitale, n'est-ce pas ? J’ai toujours constaté avec beaucoup d’intérêt que les artistes que j’admire le plus ont une empreinte très personnelle. Une empreinte essentielle qui s’exprime visuellement dans leur œuvre. Tout artiste, écrivain, compositeur, chorégraphe, etc. a sa marque. Pour parler des peintres et de leurs œuvres, il est difficile d’expliquer cela, mais chaque artiste de valeur a quelque chose d’unique dans son aspect. On dit : « Oh, c’est Untel ». Et ce que l’on identifie dans ce Untel, c’est l’essence de cet artiste, cet aspect de l’être unique qui s’exprime dans son œuvre.

Certains artistes souffrent intérieurement de cet aspect unique, et pourtant, c’est souvent pour cela qu’on les aime. Par exemple, van Gogh était perturbé par ses marques, qui sont sa signature, sa touche, ses bâtonnets ; il voulait faire de belles et longues lignes gracieuses comme Millet. Si je me souviens bien de ses lettres, il voulait peindre ses paysans, ses arbres et ses paysages comme Millet. Je pense que les incapacités de Van Gogh étaient son génie, et ce qui fait que nous l’aimons.

Mon don d’artiste est d’être incapable de faire quelque chose qui sorte de mon imagination. J’utilise donc des photographies. Une photo en soi est une entité très limitée ; elle est comme dormante, et pourtant elle a sa magie propre. Pour moi, toutefois, c’est l’acte vital de peindre qui crée l’affirmation artistique.

C’est comme cette conversation. Je ne pourrais pas en répéter trois phrases à quelqu’un d’autre. On ne peux répéter une vérité, n'est-ce pas ?

JCL : La différence est qu’une conversation est improvisée à partir de rien.

JR : La peinture est improvisée à partir de quelque chose. Dans mon cas, ce « quelque chose » est la photo. Et l’improvisation devient la peinture.

Un tableau repose sur l’expérience que l’on a de la vie, sur des schémas de pensée, sur l’énergie que l’on a le jour même. Sur tant de choses. Il repose aussi sur la photographie.

JCL : Prenons un exemple simple. (Regardant la photographie et comparant un endroit précis avec la peinture en cours.) À quoi correspond ce violet que vous mettez ici ?

JR : Je commence par la photographie, ensuite, c’est la peinture qui prend le dessus. Elle a sa propre réalité, ses propres besoins. Par exemple, on voit ici, dans le bas de cette feuille, que l’aquarelle a produit cette étrange petite réalité qui lui est propre. Je la laisse parce qu’elle est belle. Ou encore cette zone ici où les couleurs se fondent ; cela n’a rien à voir avec la photographie ; cela a à voir avec ce qui se passe durant l’acte de peindre. Ces petits détails de couleurs et de formes sont des événements, qui modifient ensuite l’ensemble. Ce qui suit a à voir avec les exigences de la peinture plus qu’avec celles de la photographie. C’est une interprétation, comme un chanteur…

JCL : C’est une traduction, peut-être.

JR : Oui, c’est une traduction. C’est aussi un acte vital, vivant, sans précédent. Il y a de l’alchimie dans tout cela. Une réalité se forme sous nos yeux. Tous les éléments donnés dans la photographie sont modifiés à chaque étape.

JCL : Prenons un autre exemple. La peinture dans l’autre pièce [Friendship’s Forest]. Il y a des contours colorés qui paraissent inventés.

JR : C’est tout inventé. Regardez cela. Qu'est-ce que c’est ? On ne peut le répéter. D’où ça vient et pourquoi ? Qu’est ce que ça à voir avec la photo ? Tout cela est né pendant le processus créatif, pendant que la peinture est en train d'être peinte.

Ce qui est intéressant dans l’aquarelle, et c’est pourquoi je l’utilise de plus en plus, c’est que la couleur a un certain aspect quand on la pose sur le papier et qu’elle change ensuite en séchant. Tandis que je peins, je me soumets à ce qui se passe. Je ne suis qu’un maillon dans une chaîne. La peinture elle-même décide de ce à quoi elle va ressembler. Je ne connais pas son apparence tant qu’elle n’est pas sèche et, en fin de compte, tant qu’elle n’est pas terminée.

Par exemple, quand nous avons commencé notre conversation, je venais de mettre ces violets par dessus ce vert. Maintenant, les violets sont d’une couleur totalement différente parce qu’ils ont séché. L’effet n’est plus du tout le même. Et, dans une peinture donnée, ce phénomène se produit des milliers de fois.

JCL : De quelle liberté disposez-vous quand vous passez de cette photo à cette feuille aquarellée ? Quelle est la nature du processus ? Quand vous ajoutez des couleurs, est-ce que vous regardez la photo ou est-ce que vous ajoutez simplement la couleur ?

JR : La photo est la carte routière. Je l’utilise, mais je ne sais pas ce que je découvrirai en regardant par la vitre.

C’est un peu comme un ou une pianiste qui joue Bach. Il connaît la musique et, pendant qu’il joue, il a peut-être la partition sous les yeux (disons, la photographie). Il a aussi le clavier (les peintures, les pinceaux et le papier). Et puis, il y a l’inspiration, le moment où la musique s’envole. C’est là qu’est la transcendance, la révélation, l’art. Une réalité apparaît que l’on n’a jamais vue avant.

Vous m’avez demandé : « Pourquoi la photo ? » En fait, je pense que vous avez donné la réponse ; elle est utile. Oui, elle m’est très utile.

JCL : Mais il y a eu un changement. Vous avez d’abord utilisé des photographies trouvées, puis vous avez commencé à faire vos photos. Qu’est ce qui a motivé ce changement ?

JR : Bill Allan, un ami artiste qui vit en Californie, m’a encouragé à prendre mes propres photos. Cela a été un grand coup de pouce. En fait, il a d’abord pris une photo pour que je peigne d’après elle, pour me faire démarrer.

JCL : Est-ce que le grand Landscape [1972] a été fait à partir d’une photo publiée ?

JR : Oui, c’était aussi une photo de magazine. Il m’a fallu neuf mois pour réaliser le tableau . Quand il a été terminé, je me suis senti un autre homme. C’est seulement après que j’ai commencé les peintures d’eau, avec une photo de Bill Allan.

JCL : Vous avez donc commencé avec la photo de quelqu’un d’autre, puis vous êtes passé à vos propres photos.

JR : Bill m’a montré comment se servir d’un appareil, comment prendre des photos.

JCL : Vous n’aviez jamais pris de photo avant ? Absolument jamais ?

JR : Non, pas même des instantanés. Depuis, je fais mes photos. Lannis [la femme de Raffael] en a pris quelques-unes pour moi à Bali et en Inde. Celle qui est dans le salon, Friendship’s Forest, est une photo qu’elle a prise en Inde.

JCL : Et aussi Gateway : Nature ?

JR : Oui, Gateway : Nature est également une photo d’Inde.

JCL : Elle a pris le même genre de photo que vous ?

JR : Nous avons tellement voyagé ensemble. Elle a suivi chacune de mes peintures, et elle m’a vu prendre des photos durant toutes ces années. Elle sait donc exactement ce que j’aime. Elle me connaît tellement bien. Jusqu’ici, j’ai peint peut-être huit de ses images. Beaucoup ont quelque chose que les miennes n’ont pas. Son esthétique est moins inhibée que la mienne. Par exemple, quand je prenais une photo, je me demandais : « Est-ce que je peux peindre cela ? » Je pouvais me dire : « C’est peut-être trop compliqué ? » Maintenant, ayant peint des images prises par Lannis, je suis plus ouvert dans mes choix. Je fais aujourd’hui les œuvres les plus complexes que j’aie jamais faites. Je pense qu’elle m’a ouvert à une complexité riche et nouvelle, dans ma vie comme dans mon œuvre. Il y a plus de mystère aujourd’hui dans ce que je fais.

Actuellement, je poursuis mon parcours artistique, sans me répéter, je l’espère. Je veux évoluer. Je sais que tout le monde veut cela, mais pour moi c’est vital. C’est l’une des raisons qui m’a fait quitter les ÉtatsUnis et la « carrière »… pour évoluer.

JCL : Revenons à l’utilisation de la grille.

JR : Je ne me rappelle pas comment j’ai commencé. Voyons… Je faisais des grilles dans le Vermont, à Bennington, en 1968.

JCL : Vous rappelez-vous avec quel tableau vous avez commencé ?

JR : Peut-être. Vous avez le catalogue du musée de San Francisco ?

JCL : Je l’ai vu.

JR : Eh bien, il y a une main qui laisse s’échapper un oiseau.

JCL : Un canard.

JR : Oui. Release [1970]. Cela a été fait avec mise au carreau.

JCL : C’est une image trouvée ?

JR : Oui, dans un vieux magazine européen, suisse je pense.

Mais le premier était peut-être un tableau d’une sculpture appelée Gold Head [1969].

JCL : Vous avez fait une mise au carreau sur la page.

JR : Oui, sur la photo.

JCL : Est-ce que vous avez gardé la photo en entier ou est-ce que vous l’avez découpée ?

JR : Je l’ai gardée en entier. À l’époque où je travaillais à l’huile, j’attachais la photo entière sur la toile et je peignais à partir de ça.

JCL : Et à l’époque vous travailliez carreau par carreau ? Ou sur l’ensemble ?

JR : Je ne m’en souviens pas.

JCL : Est-ce que vous projetiez l’image en diapositive ?

JR : Non.

JCL : C’est juste. Vous n’aviez pas encore commencé à utiliser les diapositives.

JR : Il y avait une machine à l’Université où j’enseignais [California State University à Sacramento, 19691973]. Je l’ai empruntée. C’était un épiscope. J’y mettais la photo, et la projetais sur la toile. Ensuite, je dessinais légèrement au crayon. C’était avant que j’aie des appareils photo et que je commence à faire des diapositives. Plus tard, je projetais la diapo pour dessiner les contours.

JCL : En quoi est-ce que la grille vous aidait ?

JR : Je voulais que l’image aille jusqu’au bord de la toile. Avant que je n’utilise la grille, l’image se terminait là ou elle se terminait, et cela me convenait. Mais ensuite, j’ai regardé la photographie d’une façon nouvelle. Je voulais la respecter.

JCL : Pensez-vous que la grille a changé votre manière de peindre l’image ? Est-ce que c’était plus serré, comme texture ?

JR : Pour moi, le dessin, la grille ou la photo n’est qu’un moyen d’improviser, de me donner de la liberté. Par exemple, cette petite peinture que nous regardions, cet arbre. Vous voyez cette branche qui sort de l’arbre et traverse la toile. Si je prends cela comme base, je peux inventer toutes sortes de choses, je peux me laisser aller. Au bout du compte, je veux que soient présentes la nature architectonique, la structure et la réalité de l’image source. Et autour de cette structure, et en elle, je veux qu’il y ait une liberté extatique qui s’exprime par l’invention visuelle.

JCL : Tisser dans l’architecture.

JR : Oui, tisser, c’est exactement ce que je ressens : du tissage. Bill Allan a pris, avec beaucoup de gentillesse, cette première photo qu’il pensait que j’aimerais peindre. Il avait raison. Dans ses Lettres à un jeune poète, le jeune poète demande à Rilke de critiquer ses œuvres. Rilke répond que la seule voix à écouter est celle d’une personne qui vous aime. Ainsi, Bill m’aimait en tant qu’ami. Il a pris cette photo pour moi. Il savait de quoi j’avais besoin. Il m’a apporté un grand tirage papier, en plus de la diapositive d’origine. C’était un geste très généreux.

JCL : De quel tableau s'agit-il ?

JR : C’était une peinture bleue, Water Painting IV.

JCL : Est-ce que cela a changé votre façon de travailler ? Quand avez-vous commencé à projeter vos diapos ?

JR : Probablement à cette époque. Je prenais une diapo, puis j’en faisais un tirage, ce qui est en soi un processus intéressant, car cela modifie la couleur. C’est déjà un premier pas à partir de la photo d’origine.

JCL : C’est le procédé que vous utilisez depuis : vous dessinez les lignes de la diapo sur le papier ou la toile.

JR : Je dessine ce qui me sera nécessaire.

JCL : Vous n’avez donc plus besoin de grille.

JR : Non, plus de grille.

JCL : Albers disait à propos de la série Hommage au carré, que les carrés sont l’assiette et non le plat. Je pense que peut-être le décalque est l’assiette et non ce que l’on mange.

JR : C’est exact.

JCL : Est-ce que Albers a jamais fait des commentaires à ce propos ?

JR : Je ne me souviens pas. Je vois ce qu’il voulait dire. Ce qui est à l’intérieur des contours, c’est là qu’est la substance.

Ce que disait Albers concernant les couleurs, et cela est clair dans ses tableaux, c’est que les bords sont tout. Et quand les bords…

JCL : … se rencontrent…

JR : … c’est là que l’action a lieu. Ainsi, si l’on rapproche deux couleurs de manière très neutre, une troisième chose arrive. Ou même une quatrième ou une cinquième.

Les bords ont donc été très importants dans mes tableaux, et dans la vie aussi en ce qui me concerne. Nous avons parlé d’idées, de transitions et de changements, là où deux bords se rencontrent. Vous parliez de l’invisible. C’est comme en musique ; le silence entre la fin d’un son et le début d’un autre, c’est aussi un son.

JCL : Pensez vous avoir appris cela d’Albers ? Est-ce que cela vous a frappé à l’époque ?

JR : C’est certainement une idée que l’on nous a martelée. Pendant un an, nous avons fait des exercices. Nous rapprochions des papiers colorés pour créer une troisième couleur ou des vibrations, etc. Sa théorie des couleurs m’a énormément influencé.

Albers était une nature très poétique. Il n’enseignait pas à l’aide de termes techniques. Il avait toujours des métaphores poétiques.

JCL : Mais qui reposent sur des faits physiques, sur des théories.

JR : Assurément.

JCL : Brice Marden, qui était également à Yale un peu après vous, disait qu’il n’arrivait pas à comprendre la théorie des couleurs d’Albers.

JR : Je ne sais pas si je la comprends, mais elle m’a inspiré. Je n’en ai pas tiré des principes. Je ne cherche pas à comprendre les choses.

JCL : Pensez vous l’avoir assimilée ?

JR : Je l’ai assimilée et digérée. Je dirais que l’apport d’Albers est présent dans toutes mes peintures.

JCL : Bien sûr, chacun est son propre coloriste.

JR : Absolument.

Par l’enseignement d’Albers sur la couleur, on pouvait faire attention à ce violet là-bas. La couleur est le grand activateur, la couleur est tout. Parfois, j’ajoute une couleur ou je la renforce parce que je pense que la zone en question a besoin d’être plus animée, d’avoir plus de punch, d’un peu plus de complexité. Elle peut avoir besoin d'être vivifiée par une sorte de pétard visuel. C’est pareil dans la conversation ; je remarque que vous aimez faire cela. Vous lancez quelque chose pour voir ce qui va se passer. J’aime faire la même chose en peinture. Je lance des choses. Je pense que l’artistes lancent des choses. De l’inattendu ; c’est le contraire de la plupart des « réalistes » dont vous parliez.

JCL : Autrement dit, vous travaillez dans les limites de l’image, dans les limites des contours. Vous travaillez aussi librement que possible à l’intérieur de ces limites,

JR : Je vois ce que vous voulez dire, mais je ne dirais pas « à l’intérieur ». C’est une question de sémantique, le sens au-delà des mots. La ligne est une marque dans l’espace, sur le papier blanc ou sur la toile. Mais la transformation, la métamorphose qui s’opère, c’est que la ligne disparaît pour être remplacée par la couleur. À la fin, il n’y a plus de ligne. Il n’y a que la couleur en tant que formes.

JCL : Est-ce que ce serait comme une structure osseuse ou quelque chose de ce genre ?

JR : Oui, c’est une sorte d’armature.

Voici une ligne droite. La couleur se rapproche de chaque côté. Généralement, un trait sépare et délimite mais, à la rencontre des deux couleurs, le trait disparaît ; il est remplacé par quelque chose qui n’était pas là avant. Souvent, dans mes peintures, là où les couleurs se rencontrent, il y a quatre ou cinq formes colorées à la place de la ligne initiale. On pourrait comparer la ligne aux cordes vocales, et la peinture serait la voix. Ce qui sort grâce à la voix exprime un sens nouveau.

JCL : Est-ce pour cela que vous utilisez de plus en plus l’aquarelle ?

JR : J’utilise l’aquarelle pour de nombreuses raisons ; l’une des principales est la variété bien plus grande du choix des couleurs.

JCL : Et vous pouvez les superposer.

JR : Oui, la superposition. Il y a une transparence.

JCL : Et aussi une translucidité.

JR : Oui, la translucidité. C’est un bon mot.

Chaque fois que je pense retourner à la peinture à l’huile, je m’arrête. Ce n’est pas aussi vivant pour moi. Les couleurs ne fusionnent pas de la même manière. Il y a des artistes, comme van Gogh ou Malcolm dans certaines de ses œuvres, qui donnent aux couleurs une vivacité et une luminosité particulières grâce à leur manière de peindre. J’aime que la lumière vienne de derrière le papier ou la toile et aille vers le spectateur. C’est ce qui arrive avec des couleurs transparentes sur un fond blanc.

JCL : Et vous obtenez plus facilement cet effet avec l’aquarelle.

JR : Oui. J’ai réussi avec l’huile jusqu’à un certain point, en la diluant avec de la térébenthine, ce qui laissait apparaître le blanc de la toile. Mais en ce moment, l’aquarelle est parfaite pour ce que je veux faire : être assis à ma table à dessin, dérouler le papier et travailler d’une manière très méditative, jour après jour. C’est très satisfaisant.

Comme vous le voyez sur la peinture actuellement en cours [Wind Song], le papier est roulé. Je ne vois que la partie sur laquelle je travaille. Le reste est caché. Je vois rarement l’intégralité de la peinture avant qu’elle ne soit presque terminée.

JCL : C’est la manière chinoise.

JR : La manière chinoise… j’aime cela.

JCL : Vous avez dit à propos de Landscape que ce n’était pas votre moi qui peignait, mais quelque chose d’autre . Est-ce vrai de beaucoup de vos tableaux ou est-ce propre à celui-là ?

JR : Il m’a fallu neuf mois pour mener à terme ce tableau, et ce type là-bas (montrant dans l’atelier une photo représentant son fils Reuben et Elaine Penwell) était dans le ventre de sa mère ; et la photo en dessous est celle de leur petit enfant Nikko.

J’ai peint Landscape durant les neuf mois de la grossesse. Ainsi, tandis que Reuben se préparait à naître, il s’est produit en moi une sorte d’enfantement qui m’a renouvelé. C’est l’une des périodes les plus éclairantes de ma vie.

Pour faire Landscape, j’ai commencé par le premier plan avec les grandes feuilles vertes et les baies, puis j’ai traversé l’eau et j’ai atteint le glacier. C’est comme si j’accomplissais un voyage.

JCL : Une traversée du paysage.

JR : Oui et un voyage dans le temps. Depuis le présent, depuis la terre ferme, c’était un retour vers une époque antérieure, virginale.

Les baies étaient sur la terre, et le reste était là-bas, dans un lieu différent, moins facile à atteindre. Ce retour en arrière et cette traversée des eaux est un processus symbolique.

Je suis venu vivre et peindre en Europe afin de pouvoir poursuivre mon travail à l’écart du monde. Explorer une solitude où le moi puisse trouver le calme et où le travail puisse se faire dans le plus grand anonymat. Où je puisse développer une pratique quotidienne qui permette de renforcer la voix intérieure. J’espère que mes tableaux pourront alors exprimer véritablement toute l’authenticité de leur chant intérieur.

Le moi a beaucoup moins de dimensions que l’Esprit créateur. Le moi dépend de ce qui s’est déjà passé. Sa capacité d’invention est limitée, il est répétitif, il vous ramène à la peur, à l’esprit, aux limites. J’aime m’ouvrir vers l’inconnu. L’Esprit créateur vous pousse vers quelque chose qui n’a pas été. C’est aussi pour cela que j’aime tant l’aquarelle. Fondamentalement on ne peut pas dire à quoi cela va ressembler. Elle vous entraîne plus que vous ne l’entraînez.

Ainsi, cette question du moi est essentielle. Il faut en parler, me semble t'il, en termes de créativité. Je ne crois pas qu’un grand créateur, quand il réalise ses grandes œuvres – ses grandes œuvres, non les répétitions ou les copies de ses œuvres antérieures –, je ne crois pas que ce créateur soit à l’intérieur de son moi. Il est en contact avec l’inspiration divine.

JCL : Pourtant, certains artistes, surtout à l’époque où vous avez fait vos études, auraient contesté cette idée, parce qu’ils revendiquaient leur moi. Newman et Pollock pensaient que leurs œuvres étaient issues d'eux-mêmes.

JR : Est-ce que Pollock pensait cela ?

Il reconnaissait, je pense, que sa façon de peindre était une invention qui le traversait. Cependant, pour moi, les peintures les plus réussies sont celles dans lesquelles il est le moins présent, où le processus se déroule de lui-même. Quand l’invention est entrée dans sa vie pour la première fois, il était dans un état de non-savoir. Sinon, comment peut émerger l’inconnu, ce qui n’a jamais été vu avant ?

Pour Newman, je ne sais pas quel était sa force motrice. J’ai vu ses tableaux mais je ne peux pas vraiment dire.

JCL : Est-ce que vous aimez ce qu’il fait ?

JR : Oui, je pense que c’est un peintre très important. Je trouve son œuvre solide et forte.

JCL : Très forte ?

JR : Je l’apprécie, mais je suis moins touché par lui que par Pollock. Je suis très ému devant un Pollock. Pour moi, c’est comme être devant les peintures de l’homme des cavernes. Il y a une telle authenticité.

J’aimais aussi de Kooning et Rothko.

Gorky m’a énormément influencé. Quand je dis influencé, je veux dire inspiré. Il m’a aidé à développer le jeune artiste qui était en moi. Il m’a donné envie d'être peintre. Ses tableaux sont si originaux, si lyriques, si pleins de grâce. Je parle des derniers. Ils sont magnifiques.

JCL : Mais il était très impliqué dans son propre passé.

JR : Il était très lié à son passé.

JCL : Ce n’est pas quelque chose qui vous intéresse ?

JR : Non, je ne m’intéresse pas tellement à son passé, à son histoire. Pas plus qu’à la mienne. Je ne m’intéresse même pas à l’histoire de van Gogh. Je m’intéresse à son âme qui s’expose à moi dans ses lettres à Théo. Ce que j’aime chez van Gogh c’est qu’il a continué sans être soutenu.

JCL : Il avait son frère.

JR : Oui, et il aimait son frère, mais il voulait plus que cela. C’est naturel. Il voulait que l’on voie son œuvre et qu’on l’aime, car c’était son enfant.


JCL : J’aimerais qu’on parle de l’humanisme et du non-humanisme. En 1968, Rosalind Constable a écrit un article intitulé « The Inhumanists ».

JR : Qui parle de… ?

JCL : Qui parle de l’hyperréalisme. Et dans l’entretien avec Gene Swenson cité par Alloway, vous dites : « Dans certains portraits, on voit que la chose qui a réellement stimulé le peintre n’est pas la personne mais les plis d’une robe ou d’un pantalon. Dans son livre sur la mescaline, Huxley parle des plis et des replis. Il dit qu’il a commencé à les voir pour ce qu’ils étaient, avec toujours plus de clarté. »  C’est une vue anti-hiérarchique du monde.

JR : Ou de la réalité. Là encore, on parle de globalité, de Tout. Chaque centimètre a la même importance. Les parties constituent le tout.

La Gestalt a été importante pour moi. Il n’y a pas de fond ni de premier plan. C’est la conception qu’avait Albers de la figure et du fond ; tout est de la même importance. Pensez à ses carrés ; tout est sur le même plan.

JCL : Chez certains hyperréalistes, tout est exprès également banal. Dans votre cas, c’est différent. Tout est également… quoi ?

JR : Tout est. Simplement.

JCL : Chez vous, il y a eu dès le début une forte dimension spirituelle, par opposition aux peintres qui faisaient des paysages urbains quotidiens, banals. Tout a l’air plutôt ordinaire. Vous ne vous êtes jamais intéressé aux vues urbaines.

JR : Non. Je les appréciais chez les autres, comme Sheeler ou Joseph Stella, l’autre Stella. C’est triste de devoir dire « l’autre Stella ».

JCL : Il y a plusieurs Stella. Il y avait un Stella français au XVIIe siècle.

JR : Et il y a la Stella de Marlon Brando dans Un tramway nommé désir.

Concernant les vues urbaines, je pense que les vues urbaines que nous avons tous les jours devant nous sont, essentiellement, faites par l’homme. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est « fait par l’univers » : les phénomènes de l’Univers, ou de ce que l’on peut appeler l’invisible. Les œuvres d’art, pour moi, sont plus proches de l’univers, parce qu’elles sont souvent inspirées par le mystère de la vie, non par des réponses matérielles.

JCL : Tut à votre avis n’est pas humain ?

JR : Tut, la personne, était humaine. Mais pour moi, « Tut » la sculpture, puis Tut la peinture, est le lieu de rencontre du spirituel et de l’humain. Quand l’artiste est en contact avec l’esprit divin, cela devient de l’art. Dans le monde artistique d’aujourd’hui, on n’entend plus guère ces deux mots, « esprit divin ». Quand il participe d’une intention sacrée, l’artiste est en rapport avec quelque chose de plus élevé que le monde. Ces tableaux urbains dont vous parlez décrivent souvent l’ordre du monde, l’éphémère. Je pourrais dire que je cherche plutôt à exprimer l’éternel : des sujets qui se poursuivent indéfiniment dans la nature, siècles après siècles. Nous ne sommes que des feuilles qui tombent des arbres. Nous sommes ici pour un instant et nous laissons notre marque, comme les feuilles qui tombent sur le sol. Et ça continue à l’infini. Quand j’accède à un fragment d’éternité, par exemple dans la méditation, tout est sur un même plan. Il n’y a pas de hiérarchie. Il n’y a que dans le temporaire que les choses sont séparées par l’importance qu’elles sont censées avoir.

JCL : Quand vous faisiez les images multiples, vous utilisiez des instantanés, des photos de magazines ou de films, des images issues de la culture Pop. Vous avez plus ou moins abandonné cela ?

JR : Quand j’avais une trentaine d’années et que je faisais ces premières images « réalistes », je faisais partie d’un collectif culturel. Peu après, j’ai choisi – et j’avais besoin de choisir – une recherche plus personnelle, plus introspective. Avant cela, je m’étais ouvert au monde et je m’étais intégré à la culture du monde artistique. J’avais besoin de découvrir tout cela. Ce n’est pas anormal. On voit beaucoup de peintres, d’écrivains, de compositeurs, etc., qui ont besoin au début d’être inspirés et entourés par des collègues, par des gens qui partagent les mêmes aspirations qu’eux. De s’immerger dans ce qui se fait, dans ce qui s’écrit, dans ce qui se dit. Après, on développe sa voix propre, et, souvent, on quitte ce milieu. Beaucoup d’artistes quittent la ville pour s’installer à la campagne ; surtout, je pense, pour quitter l’agitation du monde. Ils ont besoin de calme et de sérénité, et d’une autre sorte d’inspiration.

JCL : Vous dites que vous êtes passé d’une expression abstraite à une expression réaliste à cause de l’hépatite. Quand vous êtes passé de l’image multiple à l’image unique, y a-t-il eu une expérience personnelle ou physique qui a motivé ce changement ?

JR : Sans vraiment le savoir, je cherchais assez instinctivement dans ma vie à devenir moins frénétique, plus solide, plus en contact avec mon centre, mon être profond. Je pense que c’était nécessaire pour mieux accomplir le voyage de ma vie. Car si j’étais resté où j’étais, franchement, je ne pense pas que je serais avec vous aujourd’hui.

JCL : C’est l’époque aussi où vous avez changé de nom.

JR : C’est une numérologue-astrologue qui m’a conseillé de changer de nom, pour favoriser l’épanouissement de mon moi. Cela faisait partie d’une démarche pour renforcer mon intégrité. Je voudrais préciser que si les images entières donnent l’impression de ne contenir qu’une seule image, en fait, elles sont faites de multiples images. Quand je regarde Wind Song en train de se faire, là, sur ma table de travail, je vois que la peinture est remplie de milliers d’images. On considère que c’est une seule image parce que c’est une scène de la nature que l’on reconnaît. Mais à l’intérieur de cette scène, il y a de nombreuses réalités visuelles, si abondantes qu’on ne pourrait même pas les compter. Ces images multiples peuvent paraître abstraites à la vue, mais du point de vue de la nature, elles sont réelles.

Après l’hépatite, j’ai apprécié le fait d’être vivant et je me suis concentré là-dessus. J’ai commencé à rendre hommage, par le biais de la peinture, à la Vie et à l’Art. Plus j’entrais dans ce monde, plus je voyais la complexité de ce domaine non urbain, non construit par l’homme. Je voyais à quel point ces réalités étaient riches et insondables. Elles vont jusqu’aux limites de la peinture, et au-delà. Elles se prolongent. Ce sont les dimensions du tableau qui décident de l’endroit où elles s’arrêtent.

Toute ma vie j’ai voulu, sans trop savoir pourquoi, vivre aussi longtemps que possible. Je me rends compte maintenant que c’était pour pouvoir faire ce que je fais maintenant. Une réflexion sur la vie dans la perspective de ce que j’aurai vécu.

Pendant que nous parlons de cette époque, du jeune artiste que j’étais dans les années 1960, j’ai l’impression que nous parlons d’un adolescent. C’était l’époque de ma jeunesse, une époque où l’on est mû par des forces profondes, par la libido.

Avec l’âge, en regardant sa vie avec le recul du temps, on comprend la perfection de tout cela. On comprend que rien ne s’est fait par hasard. Tout s’enchaîne, tout a une raison. Chaque événement, quelle que soit la manière dont on le percevait sur le moment, nous amène ici et maintenant. Je m’intéresse beaucoup aux morceaux qui s’ajustent.

Tout l’art qui s’est créé à travers moi concerne la manière dont les choses s’ajustent.